La fabuleuse épopée du Sahaj Marg

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Entre la globalisation d'une spiritualité indienne & l'individualisme exacerbé de ses adeptes

A la fin du dix neuvième siècle, le scientisme hérité de la science positiviste et du rationalisme règne dans la société industrielle. Le rythme du temps s'accélère avec le progrès scientifique et le déferlement technologique. En parallèle, l'individu s'oppose à la normativité de sa communauté d'appartenance pour affirmer son autonomie avec le développement de l'esprit critique et du libre arbitre issus des Lumières. Globalisation, immédiateté et individualisme s'emparent peu à peu du monde occidental. Les jours des grandes religions leur sont comptés, l'athéisme est promis à un bel avenir.

Mais le scientisme et le mythe du progrès triomphant s'effondrent au cours du vingtième siècle. L'individu se rebelle dans ce monde qui a bouleversé l'espace et le temps. Face au rationalisme scientifique et à la technologie, l'individu libère ses pulsions irrationnelles longtemps refoulées, il renoue avec une vision magique du monde et réaffirme le primat de sa subjectivité et de ses émotions. Face au matérialisme libéral ou marxiste, à la loi du marché et l'argent roi, il part en quête de sens et d'accomplissement personnel. Face à cette société déshumanisante, il affiche son besoin de relations interpersonnelles et rappelle son statut d'être social.

Les religions sous leurs formes traditionnelles ne répondent plus aux besoins des individus ni à ceux de la société. Elles meurent tandis qu'explosent de nouvelles formes de spiritualités mondialisées, des produits religieux standardisés, déterritorialisés et déculturés. Cette nouvelle religiosité est plus individuelle. Elle se caractérise par la liberté de choix, la responsabilité individuelle et leur corollaire d'anxiété. Elle se tourne "vers un dieu différent, moins personnalisé, plus intérieur et plus féminin, un dieu de miséricorde, de tendresse, d’amour" dit Frédéric Lenoir. Dans un ultime rejet des savoirs scientistes et de la culture profane ambiante, l'individu part en quête de sens. Au travers de la contemplation et de la méditation, de l'expérience du corps et de l'extase, il renoue avec la sensibilité et l'émotion.

Nouveaux mouvements religieux pour les anglo-saxons, sectes pour les français ou nouvelles spiritualités pour le monde oriental, les vocables utilisés pour décrire cette profusion spirituelle montrent à quel point les différentes appréhensions de ce phénomène peuvent diverger. Dans ce contexte de mutation exceptionnel du phénomène religieux, voici l'exemple de la fabuleuse épopée de bientôt 70 ans de Sahaj Marg, une spiritualité mondialisée d'origine indienne, basée sur des techniques de méditation issues d'une simplification du raja-yoga hindou ancestral. La Shri Ram Chandra Mission, organisation chargée de diffuser cet enseignement, lui reconnaît trois maîtres, Lalaji, Babuji et Parthasarathi Rajagopalachari, son dernier maître vivant.

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Aux sources de la légende du Sahaj Marg, Lalaji puise dans les racines les plus anciennes et les plus profondes des valeurs du soufisme et de l'hindouisme pour forger un enseignement spirituel syncrétique. Reprenant ses acquis, Babuji fonde le mythe du Sahaj Marg. Il le débarrasse de toutes références au soufisme et ne conserve que l'image réductrice d'un raffinement du raja-yoga pour le diffuser dans l'Inde entière. Son successeur Rajagopalachari, controversé dans son pays, part en Occident retrouver une nouvelle légitimité, standardisant au passage le produit spirituel imaginé par son maître. Revenu triomphant et tout puissant en son pays, il part alors à la recherche de la respectabilité qui lui fait défaut, mais les germes du déclin foisonnent déjà.

D'abord un enseignement syncrétique issu de l'hindouisme et du soufisme (1891-1930)

A la fin du dix neuvième siècle, en 1891 très exactement, un jeune brahmane du nom de Ram Chandra Lalaji de Fatehgarh rencontre le maître d'une lignée soufie indienne. Cette rencontre entre un hindou et un musulman n'a rien d'exceptionnel dans cette région du nord de l'Inde, l'Uttar Pradesh, très peuplée et fortement islamisée. Leur amitié est beaucoup plus surprenante en cette époque politiquement sensible où les tensions interreligieuses entre communautés s'exacerbent.

Hazarat ou Maulana Shah Fazal Ahmad Khan de Raipur, surnommé plus simplement Hujur, est le guide spirituel de la Tariqa Mazahariya. Cette ramification de la confrérie soufie de la Naqshbandiya, créée par Mirza Mazhar Zanzana (1701-1781), est durablement implanté dans l'Uttar Pradesh. C'est déjà une sorte de syncrétisme entre les principales confréries soufies indiennes et certains enseignements traditionnels hindous. Mais Hujur et son disciple Lalaji vont encore plus loin dans cette voie. Ils mettent en évidence les équivalences entre les spiritualités soufie et hindoue et en réalisent une nouvelle synthèse. Leur objectif, totalement à contre courant de l'histoire immédiate dominée par le repli identitaire face à l'envahisseur britannique, est d'abolir les frontières interreligieuses.

Le fruit de leur travail établit que la responsabilité principale de l'évolution spirituelle de l'aspirant repose dans les mains de son maître, à condition qu'il entre en contact quotidien avec son gourou par le biais de la méditation. Le maître déverse l'énergie divine dans le cœur de son disciple en le libérant de ses pensées impures. On retrouve des bases du Santmat posées par Kabir au quinzième siècle, comme des éléments des onze principes de la Naqshbandiya qui prônaient déjà la méditation silencieuse du cœur et le souvenir constant de la présence divine.
A la suite d'Hujur, Lalaji devient le premier guide spirituel hindou de la Tariqa Mazahariya, jamais converti à l'islam. Son enseignement s'inspire de plus en plus du Santmat de Kabir et de ses successeurs au fil du temps. Ainsi, plusieurs de ses disciples fondent le courant des Ramashram Satsang, sorte de syncrétisme entre soufisme et Santmat, qui se répand dans le nord de l'Inde.

En 1930, un an avant sa mort, Lalaji désigne son propre fils Jag Mohan Narain pour lui succéder à la tête de l'ordre, contrairement au souhait d'Hujur de voir y accéder le neveu de Lalaji, Brij Mohan Lal Dadaji. Il crée ainsi pour la première fois au sein du soufisme un lignage héréditaire, qui porte le nom de Tariqa Ramchandriya.

NaqshMuMRA (Tariqa Ramchandriya soufie des descendants de Lalaji), Golden sufi center (Tariqa soufie issue du neveu de Lalaji), Ramashram satsang et Akhil bhartiya santmat satsang (deux syncrétismes entre soufisme et santmat) sont tous encore aujourd'hui des mouvements spirituels qui revendiquent un héritage direct de Lalaji et de sa famille.

Le Sahaj Marga, un raffinement du raja-yoga (1931-73)

En 1945, non loin de là, Ram Chandra Babuji de Shahjahanpur déclare être l'unique héritier spirituel réellement nommé par Lalaji.

Différentes personnalités décédées depuis longtemps s'adressent à lui dans des rêves qu'il appelle des intercommunications, tels Lalaji, les soufis Hujur et Baqi Billah ou les hindous Swami Vivekananda, Ramakrishna et Bouddha lui-même. Ils demandent à Babuji de créer l'enseignement du Sahaj Marga (easy way, la voie facile) et de fonder l'organisation Shri Ram Chandra Mission (SRCM) à Shahjahanpur.

Babuji a rencontré physiquement Lalaji trois fois en tout et pour tout, la première le 3 juin 1922. Tout le reste est le fruit d'une intercommunication qui débute au lendemain de la mort de Lalaji en 1931 puis s'interrompt pour reprendre à partir d'avril 1944. Entre temps, il fréquente le Ramashram satsang du Docteur Chaturbhuj à Etah et celui de Shri Krishna Lal à Sikandarabad, semble-t-il. Il rêve aussi qu'il se rend à Kanpur, siège de la famille de Raghubal Dayal Chachaji, le frère de Lalaji et père de Brij Mohan Lal Dadaji. D'après son journal, Babuji considérait qu'il était entouré de concurrents et d'ennemis. Ceux-ci ont même tenté de l'empoisonner et de l'assassiner. Réalité ou délire paranoïaque ? Ennemis peut-être, concurrents certainement.

D'abord, les parents du jeune Babuji s'offusquent qu'il fréquente des musulmans. Lui-même ensuite, avec son livre "Efficacy of Rajayoga in the Light of Sahaj Marg" publié en 1947, effectue un recentrage stratégique de son enseignement autour du raja-yoga et du seul Lalaji, effaçant ainsi toute référence au soufisme. Il est vrai que l'indépendance et la partition sont au cœur de l'actualité indienne du moment. Plus tard, en 1963, il exprime même l'opinion que le Sahaj Marga a remplacé les différentes confréries soufies qui lui semblent dépassées.

Raffinement du raja-yoga, l'enseignement spirituel du Sahaj Marga élimine les difficiles étapes préliminaires à la méditation, le rendant ainsi plus facile et praticable pour notre époque. Les dix commandements édictés par Lalaji à Babuji précisent que la pratique comporte aussi une prière avant le lever du soleil, ainsi qu'une repentance pour les péchés commis au coucher du soleil. Sans oublier d'avoir un coeur empli d'amour et de dévotion, et que le but est d'atteindre l'unité avec Dieu.

Babuji débute son enseignement spirituel dans l'Uttar Pradesh, où il s'allie Kasturi Chaturvedi qu'il déclare bientôt "sainte du Sahaj Marga". Mais sa notoriété déborde rapidement du nord de l'Inde et se propage à l'ensemble du pays. Des hommes du sud le rejoignent, tels Raghavendra Rao au sud-ouest (Raichur, Karnataka), le Docteur KC Varadachari au sud-est (Tirupati, Andhra Pradesh), puis Parthasarathi Rajagopalachari plus au sud encore (Chennai, Tamil Nadu).
La rencontre entre Babuji et le Docteur Varadachari se transforme vite en une profonde amitié. Titulaire de la célèbre Chaire de Vivekananda à l'Université de Madras, ce professeur de philosophie crée le Sahaj Marg Research Institute en 1965 et contribue ainsi largement à la diffusion du Sahaj Marga auprès du grand public.

Babuji nomme des précepteurs, chargés de servir de canal de transmission entre lui et ses disciples. A la fin des années soixante, certains d'entre eux partent à l'étranger et commencent à diffuser le Sahaj Marga. Babuji effectue son premier voyage en Occident en 1972, accompagné de Parthasarathi Rajagopalachari. Et la Shri Ram Chandra Mission s'agrandit.

Le Docteur Varadachari alerte Babuji sur les risques de dérives de l'enseignement dues à son expansion dès 1970, mais il décède l'année suivante. Et Babuji vieillit et fatigue lui aussi, il a 75 ans en 1974 quand il est hospitalisé à Lucknow. L'année précédente, Kasturi Chaturvedi, Raghavendra Rao et Parthasarathi Rajagopalachari lui ont proposé de le seconder dans son travail spirituel. Kasturi s'occuperait du nord, Rao du sud et Rajagopalachari de l'extérieur de l'Inde, mais Babuji a refusé et il continue inlassablement de voyager.

Le Sahaj Marg, enjeu de pouvoir (1974-84)

Babuji a d'abord préparé son grand ami, le Docteur Varadachari, à sa propre succession. Mais ce dernier est mort bien avant lui, dès le 30 janvier 1971, le laissant dans l'embarras. Il se rapproche alors de Rajagopalachari devenu son disciple en 1964, le nommant secrétaire général de la Mission en 1970, et tout semble bien aller entre eux. Mais soudain, tout bascule en 1982. Babuji lui fait de graves reproches dans un courrier en date du 6 avril et il nomme un autre secrétaire général à sa place le 28 juin.

En septembre, très malade et affaibli, Babuji écrit depuis Paris que certains complotent pour accaparer les biens de la Mission. Il accuse Rajagopalachari d'avoir tenté de l'empoisonner à de multiples reprises depuis huit ans. Il ajoute enfin que celui-ci se présente aux disciples occidentaux comme le futur président de la Mission, alors qu'il vient de nommer secrètement son propre successeur. Encore une fois réalité, paranoïa ou bien plus simplement sénilité ?

Babuji est malade, il délire et ne peut marcher seul. Le médecin qui l'accompagne confirme qu'il n'aurait jamais du entreprendre ce voyage vu son état de santé. Rajagopalachari, quant à lui, est devenu taciturne et agressif mais le français André Poray lui vole la vedette à Paris ce qui ne le laisse pas indifférent, sans parler des reproches de Babuji.

Babuji décède le 19 avril 1983. Lors du rassemblement qui se tient le 10 juillet suivant, deux prétendants se manifestent. Le fils aîné de Babuji, Prakash Chandra, présente la candidature de son fils, Sharad Saxena, et Parthasarathi Rajagopalachari présente la copie de sa lettre de nomination datée du 23 mars 1974. Le comité de travail renvoie sa décision au mois de février suivant.

Lors de sa réunion des 6 et 7 février 1984, le nouveau secrétaire général SA Sarnad propose que le comité soit présidé par son doyen, PC Chaturvedi, père de Kasturi. Les deux candidatures de Sharad et Rajagopalachari sont rejetées pour tromperie. Le comité précise que la lettre de Rajagopalachari a été oblitérée à une date antérieure à celle qui figure à l'intérieur et que Babuji avait porté plainte pour le vol de quatre lettres à entête de la SRCM. Sarnad présente alors au comité la lettre de nomination secrète qu'évoquait Babuji et qui désigne un autre de ses fils, Umesh Chandra Saxena, datée du 16 avril 1982. Le comité l'examine, la valide et déclare Umesh Chandra président. Sarnad est chargé de diffuser une circulaire pour annoncer sa nomination qui est entérinée en assemblée générale devant 982 membres le 8 février 84.

Selon les partisans de Rajagopalachari, Kasturi et le canadien Donald Sabourin ont été les témoins de sa nomination. Le fils du Docteur Varadachari, K.C. Narayana ajoute que Babuji lui a annoncé en 1979 qu'il aurait à travailler en étroite relation avec Rajagopalachari après sa mort. On dit aussi que Babuji déclarait toujours en 1980 à Munich qu'il lui laisserait le pouvoir. Et tout le monde s'accorde à dire que les enfants de Babuji ne participaient pas aux méditations collectives hebdomadaires et n'ont jamais montré aucun signe d'intérêt pour les choses spirituelles.

Mais Parthasarathi Rajagopalachari, cet homme du sud, fumeur de cigarettes américaines très occidentalisé, n'est pas du tout apprécié par les seniors précepteurs. En 1981, deux d'entre eux, Raghavendra Rao et Ramachandra Reddy, ont effectué une tournée non officielle aux Etats-Unis en compagnie d'Umesh Chandra Saxena, qui n'est même pas précepteur. Les détracteurs de Rajagopalachari affirment aussi que Babuji l'a destitué de toutes responsabilités et ils ajoutent qu'il a accompagné Babuji sans son accord dans sa dernière tournée en France, déclarant qu'il serait président avant la mort de Babuji à des disciples danoises.

Alors, la lettre de nomination de Rajagopalachari est-elle une contrefaçon ? Babuji a-t-il démis Rajagopalachari de toutes ses fonctions ? L'accuse-t-il à juste titre des pires atrocités ou bien son courrier de Paris n'est-il que le fruit du délire et de la sénilité ? Pourquoi sa famille a-t-elle commencé par présenter la candidature de Sharad en juillet 83 avant de faire valoir la lettre de nomination secrète d'Umesh Chandra ? Autant de questions qui resteront sans doute à jamais sans réponses sûres.

En désignant son fils, Babuji stipulait qu'il deviendrait président de la Shri Ram Chandra Mission de Shahjahanpur et représentant spirituel en droite ligne de succession. Dans son courrier d'accusation, il précisait qu'il serait secondé dans sa tâche par Narayana, SP Srivastava et deux autres disciples. Mais Umesh Chandra cède provisoirement sa place à Srivastava, nouveau président élu et non pas désigné, pour éviter la dislocation de l'organisation. Ce dernier siège donc à Shahjahanpur et s'attelle à la publication du journal de Babuji.

Rajagopalachari fait sécession, rassemble un autre comité à Hyderabad qui le désigne président, puis il siège à l'ashram de Chennai dans le sud de l'Inde, et parcourt le monde en quête d'appuis. Narayana reste fidèle à la demande de Babuji de 1979 et trahit celle de septembre 82, il rallie Rajagopalachari et refuse de seconder Umesh Chandra. C'est ensuite au tour de Sarnad de rejoindre le clan de Rajagopalachari, interrompant ainsi la diffusion de la circulaire de nomination d'Umesh. Rajagopalachari, quant à lui, contacte les précepteurs nommés par Babuji, leur donnant l'ordre de le reconnaître président, faute de quoi il les démets de leur fonction.

En Europe, certains disciples de Babuji complètement égarés suivent André Poray, tandis que débute une longue bataille juridique entre Umesh Chandra Saxena et Parthasarathi Rajagopalachari, pour la présidence de la Shri Ram Chandra Mission et le contrôle de l'ashram de Shahjahanpur.

Le Sahaj Marg à la conquête du monde (1984-2004)

Parthasarathi Rajagopalachari, surnommé Chari ou plus affectueusement Chariji par ses disciples, est en quête d'une légitimité qui lui manque. Il connaît bien la culture occidentale et la maîtrise parfaitement. Diplômé d'une licence scientifique, il a séjourné deux ans en Yougoslavie puis commencé à travailler dans l'ingénierie chimique. Rapidement, il a intégré le conglomérat industriel indien TTK & Co de Krishnamachari, d'où il dirige sa filiale Indian Textile Paper Tube jusqu'à sa retraite en 1985. Son travail l'a ainsi amené à parcourir le monde à de nombreuses reprises, représentant son pays lors d'une Conférence internationale sur les normes ISO en Suisse entre autres. Habile chef d'entreprise, il sait parfaitement diriger les hommes et gérer ses affaires.

Sans cesse en voyage, il parcourt tous les continents, faisant de l'Occident sa tête de pont. Il courtise ses disciples et ils sont vite subjugués par cet homme. Ils le trouvent charismatique et doté d'un regard étrange, à la fois pénétrant et troublant, en un mot fascinant. Ils le suivent partout, se pressent à ses pieds, lui demandent son avis sur tout et n'importe quoi et affichent son portrait chez eux. Les germes du culte de la personnalité sont tous là, il va savamment les exploiter pour renforcer son pouvoir d'attraction et la dépendance de ses disciples qui se transforment progressivement en adeptes asservis.

Il modifie la pratique spirituelle, sa définition et son histoire pour qu'elles répondent mieux à ses bersoins. Une fois la pratique codifiée et ritualisée, la légende instaurée et le produit spirituel bien standardisé, la marque Sahaj Marg™ est déposée à l'Agence américaine du Département du commerce (U.S. Patent & Trademark Office) le 29 juillet 1997. Pour couronner le tout, les statuts de la SRCM, société californienne, sont déposés dans la foulée.

Rajagopalachari nomme des précepteurs à tour de bras, non plus sur leur profil spirituel mais en fonction de leur ambition et de leur arrivisme. Il pratique alors un prosélytisme débridé, leur demandant de recruter sans cesse de nouveaux adeptes, pour atteindre Selon Babuji, l'objectif était d'atteindre la taille critique nécessaire au basculement de l'humanité dans la spiritualité. Il galvanise donc ses troupes de précepteurs après les avoir préalablement culpabilisées pour leurs manques de résultats. Ils doivent faire du chiffre, toujours plus de chiffre, rien que du chiffre. Les précepteurs sombrent alors dans l'angoisse de déplaire au maître, de ne jamais en faire suffisamment pour mériter son affection. Un mal-être permanent qu'il entretient soigneusement.

La stratégie de séduction des Occidentaux utilisée par Rajagopalachari ainsi que ses méthodes de management s'avèrent payantes si l'on en croit les chiffres avancés par les uns et les autres. Lalaji avait 100 à 200 disciples, Babuji environ 3 000 et 180 précepteurs. Rajagopalachari porte ce nombre à 20 000 en 1991, 50 à 55 000 vers 1995-97 et 75 000 en 2000 avec environ 1 500 précepteurs. De nombreux centres sont ouverts au Danemark, en France et en Suisse, au Canada et aux Etats-Unis, en Afrique du sud, en Australie, en Malaisie et à Singapour ou à Dubaï.

Fort de son succès occidental, Rajagopalachari revient donc tout puissant en Inde en 1999 pour fêter le centenaire de la naissance de Babuji. Le 30 avril, il inaugure le Babuji Memorial Ashram, à Manappakam dans la banlieue de Chennai, un ashram de cinq hectares qui peut accueillir 13 000 personnes à l'intérieur de son hall de méditation.

De son côté, la Shri Ram Chandra Mission de Shahjahanpur n'a pas connu le même succès. Elu en 84 puis réélu en 90, Srivastava a publié la seconde partie du journal de Babuji (mai 44 à juin 55) en trois volumes qui paraissent de 1987 à 89. En 1994, Umesh Chandra Saxena a été élu à la place de Srivastava, mais rapidement il ne fait plus l'unanimité. Il ne travaille pas, utilise l'argent de la Mission pour soutenir le train de vie de sa famille et invite des politiciens véreux pour des fêtes tapageuses. Raghavendra Rao et Srivastava prennent leurs distances, de même qu'André Poray en France.

Les défections n'ont pas épargné non plus le clan de Rajagopalachari. KC Narayana, qui avait repris la tête du Sahaj Marg Research Institute créé par son père, abandonne son poste en 1991 pour fonder l'Institute of Sri Ramchandra Consciousness (ISRC) à Hyderabad. Il reproche à Rajagopalachari de laisser se développer le culte de la personnalité et se refuse à lui reconnaître le titre de représentant spirituel de Babuji. Kasturi Chaturvedi dit à peu près la même chose lors d'un discours mémorable le 30 avril 95 devant les adeptes de Rajagopalachari assemblés à Chennai. N'ayant jamais joué de rôle administratif, elle prend encore un peu plus de distances et se retire à Lucknow.

En réalité, Rajagopalachari n'a jamais été complètement absent de son pays, mais il s'est cantonné dans son fief du sud à Chennai. Pour asseoir sa légitimité, il fait figurer sur la liste de ses précepteurs des célébrités comme Kasturi ou le petit-fils de Lalaji, Dinesh Kumar Saxena, avec ou sans leur consentement. Il développe des relations fort utiles avec des personnalités indiennes de poids. Il intègre à son propre comité de travail des représentants de la justice, des fonctionnaires de police et des entrepreneurs.

Fort de ses appuis intérieurs et de l'argent qui lui vient de ses troupes occidentales, il n'hésite pas à reprendre de force des ashrams tenus par ses adversaires. Ainsi dès 1984-85, ses sbires s'emparent des ashrams de Visakhapatnam, Nellore et Vadodara. En 88, c'est au tour de l'ashram d'Allahabad puis en 91 de Delhi et Moradabad, jusqu'à une première tentative avortée à Shahjahanpur même en 97.

Si l'on en croit le principal intéressé, le retour de Parthasarathi Rajagopalachari en Inde connaît un succès foudroyant et est couronné par une victoire à plate couture sur son organisation rivale, la Shri Ram Chandra Mission de Shahjahanpur. En 2003, il annonce que le nombre de ses disciples a été multiplié par trois en trois ans. De 75 000 en 2000, il serait passé à 200 ou 300 000 dès 2003-04.

Au crépuscule d'une multinationale parvenue à son apogée (2005-09)

Parthasarathi Rajagopalachari réunit facilement plus de 50 000 personnes lors des grandes cérémonies annuelles qu'il organise pour fêter son anniversaire. D'après mes estimations, les pratiquants réguliers sont à peu près aussi nombreux, mais la SRCM déclarée en Californie doit compter plus de 150 000 cotisants. Quant à la nébuleuse qui gravite autour du Sahaj Marg, elle pourrait bien atteindre quelques 500 000 sympathisants à travers le monde.

Le Sahaj Marg de Rajagopalachari, c'est aussi un petit empire foncier, immobilier et financier. En 1997, Umesh Chandra Saxena estimait son patrimoine à quelques 200 millions d’euros quand elle déclarait 55 000 adeptes. Si le patrimoine avait suivi la même évolution que les effectifs, on frôlerait aujourd’hui le milliard. Des dizaines d'ashrams, des centres de retraite, un institut de recherche et de formation, une marque internationale Sahaj Marg™, … L'organisation qui gère cette multinationale dans la plus grande opacité est composée de quatre fondations créées entre 1994 et 2004 en Suisse, aux Etats-Unis, en Inde et à Dubaï. Auxquelles viennent s'ajouter deux nouvelles sociétés pour la gestion d'une école en 2005, puis un trust pour l'édition de ses publications en 2009.

Grisé par son pouvoir, Rajagopalachari en use et en abuse sans limites. Ainsi en 2003, ses sbires essaient à nouveau de s'emparer de l'ashram de Shahjahanpur seulement quatre jours après le décès d'Umesh Chandra Saxena. Ils renouvellent leur tentative avec succès le 2 avril 2006 et s'emparent aussi de l'ashram de Raichur après le décès de Raghavendra Rao. Rajagopalachari se rend lui-même à Shahjahanpur en octobre 2007 pour marquer sa victoire symbolique. Autoproclamé seul maître vivant du Sahaj Marg mondial, il impose sa volonté aux courants alternatifs aussi bien qu'à ses propres adeptes.

Repoussant toutes limites, il ne demande plus à ses adeptes que d'obéir et servir. En 2005, faisant appel à leur seule confiance, il lance une campagne de souscriptions de 250 € par adepte pour un livre dont le contenu n'est pas divulgué. En 2007, la souscription passe à 1200 US$ pour un cadeau tout aussi secret dont les seuls bénéficiaires seront les premiers donateurs. En 2009, il annonce la sortie en nombre limité de trois nouveaux volumes en trois ans, suite du livre publié en 2005 en version de luxe, qu'il qualifie de Bible ou Védas du Sahaj Marg, toujours au prix de 250 € pièce, dont il interdit toute nouvelle édition avant 2030.

Fort de son patrimoine et de son pouvoir sur les hommes, il part à la recherche de la reconnaissance extérieure qui lui fait défaut pour obtenir une certaine respectabilité. Pour ce faire, il flirte avec les Nations unies sur les thématiques humanitaires et éducatives. Côté humanitaire, il ouvre quelques ashrams indiens pour prodiguer des soins gratuits ou distribuer de la nourriture, les centres de lumière. Côté éducation, à partir d'un travail élaboré par l'institut créé par Varadachari, il diffuse les valeurs spirituelles du Sahaj Marg dans une centaine d'écoles indiennes puis fonde en 2005 sa propre école, la Lalaji Memorial Omega International School (LMOIS).

La même année, son organisation s'associe au Département de l'information de l'ONU (UNDPI). En 2009, la SRCM organise une compétition nationale de composition écrite dans toutes les écoles indiennes en collaboration avec le Centre d'information des Nations unies pour l'Inde et le Bhoutan (UNIC), à l'occasion de la journée internationale de la jeunesse du 12 août. Cette action, entreprise par la seule SRCM depuis 1989, aurait mobilisé près de 75 000 enfants et jeunes participants de 10 à 24 ans en 2008.

Tout lui sourit, mais soudain en octobre 2008 depuis Dubaï, il décrète l'austérité financière et gèle tous les projets d'avenir au tout début de la crise financière internationale. En janvier suivant, à la surprise générale, il déclare qu'un cancer ronge le Sahaj Marg de l'intérieur et que son organisation est menacée de désintégration. Il trouve que ses précepteurs, imbus de leur position hiérarchique, ne font pas un travail de qualité. L'indiscipline règne partout, il y a des scissions entre communautés, des centres dissidents qui se disent fidèles à Babuji mais ignorent la Mission. Bref, il fait des cauchemars où il voit la SRCM se désintégrer en 240 petites missions à cause du manque de discipline.

Réalité, paranoïa ou bien sénilité ? Crise financière, crise morale, crise d'ego ou crise tout court ? Aurait-t-il atteint le point de non retour ? C'est en tous les cas une atmosphère de fin de règne.
En effet, Parthasarathi Rajagopalachari vieillit à son tour. Il a fêté ses 80 ans en 2007, deux ans après avoir désigné son successeur, le bengali Ajay Kumar Bhatter, pour étouffer les conflits internes. Mais ce n'est pas pour autant l'entente cordiale au sommet de la hiérarchie. Tout va bien tant qu'il est là, mais demain ? Ses opportunistes lieutenants attendent leur heure. Son fils unique PR Krishna le richissime héritier, AK Bhatter le successeur désigné, Santosh Khanjee l'éminence grise ou bien encore AP Durai et US Bajpai ses hommes de mains, tous fourbissent leurs armes.

Parmi les adeptes aussi, tout ne va pas bien. En 2005, il a fini par déclencher des réactions à force de toujours réclamer plus d'argent. Un livre vendu 250 € pièce, des ventes aux enchères organisées pendant les séances de méditation collective lors des rassemblements internationaux de Vrads Sande au Danemark et de Lignano en Italie, c'en est trop. En janvier suivant, ne pouvant s'exprimer librement en interne, une adepte suisse désespérée ouvre sur le web un blog intitulé "Pour que vive le Sahaj Marg, débarrassé des dérives de la Shri Ram Chandra Mission", bientôt suivie par d'autres. Les mythes qu'il avait construits sont dénoncés les uns après les autres.

En janvier 2007, Navneet Kumar Saxena arrive à son tour sur le web. C'est le fils d'Umesh Chandra Saxena, petit-fils de Babuji et président de la Mission élu à leur suite. Il informe que la bataille juridique engagée par son père contre Rajagopalachari n'est toujours pas réglée. Il accuse, documents officiels à l'appui. Des disciples de Raghavendra Rao et de Kasturi Chaturvedi ouvrent des blogs et accusent eux aussi. Dinesh Kumar Saxena, petit-fils de Lalaji, crée un site web. KC Narayana, le fils du docteur Varadachari, personnalise le sien. SP Srivastava a créé une association. En France et au Canada, des gens qui avaient suivi André Poray ou Kasturi dévoilent sur le web qu'il existe un peu partout des communautés indépendantes de disciples fidèles à l'enseignement de Babuji, toujours bien vivantes aujourd'hui.

Les parts de marché du Sahaj Marg sont énormes et elles seront bientôt à prendre. Tout le monde s'agite, jusqu'à dire et faire n'importe quoi parfois. Comme cette personne restée anonyme qui a publié en septembre 2007 sur le web des accusations de viol, d'inceste et de pédophilie sans que l'on sache précisément qui était concerné, toutes les hypothèses les plus folles étant envisageables. Alors à quoi bon ? Et ce n'est sans doute pas fini...

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Babuji occupe une bonne moitié de cette fresque historique de plus d'un siècle retracée ici au travers de ses traits les plus saillants, tandis que Rajagopalachari domine sans partage le dernier quart de siècle, malgré ses opposants. Le Sahaj Marg issu de l'enseignement confidentiel de Lalaji n'a pas encore 70 ans, mais il s'est déjà répandu partout sur la planète.

La légende de la transmission du pouvoir spirituel instaurée par Rajagopalachari occulte les querelles de pouvoir qui ont frappé ce mouvement dans tous les moments de succession entre maîtres. Le produit spirituel dérivé a considérablement évolué. Déculturé, déterritorialisé et standardisé, il ne conserve plus guère aujourd'hui que les caractéristiques d'une technique de méditation. L'attrait initial des Occidentaux pour les véritables spiritualités indiennes ne résistera pas à l'évolution générale vers la globalisation et l'individualisme. Les adeptes indiens et occidentaux, toujours plus individualistes, ne cherchent plus vraiment une spiritualité, mais seulement un outil de développement personnel, comme la méditation ou le yoga.

Du maître spirituel au gourou totalitaire

Le maître transmet l'énergie divine dans le cœur de ses disciples. Il détient un rôle central dans ce qui fait la spécificité du Sahaj Marg selon Rajagopalachari. C'est le seul dépositaire d'un pouvoir spirituel considérable. L'histoire nous montre que chaque changement de maître s'est accompagné d'une rude période de transition où les prétendants ont fait preuve de toutes les audaces pour s'emparer de ce pouvoir spirituel unique.

On connaît peu de choses des événements qui ont suivi la mort de Lalaji, mais Babuji dans son journal relate qu'il est entouré de concurrents et d'ennemis qui ont attenté à sa vie. Visiblement, ceux-ci devaient être des maîtres du Ramashram satsang ou des membres de la famille de Lalaji, parmi lesquels il a passé du temps entre 1931 et 44. Beaucoup plus tard, il prétend que Rajagopalachari a attenté à sa vie à plusieurs reprises entre 1974 et 82, c'est-à-dire depuis que celui-ci était entré en possession de sa lettre de nomination en tant que "président du système du Sahaj Marg".

Paranoïa de Babuji ? L'histoire politique nous enseigne qu'un homme de pouvoir est au sens figuré un véritable tueur professionnel, paranoïaque par nécessité. Le pouvoir spirituel obéirait-il à d'autres lois que le pouvoir politique ? La captation du pouvoir par Rajagopalachari est-elle spirituelle ou politique ? Le Sahaj Marg commence à drainer un grand nombre de disciples et Rajagopalachari n'est pas insensible à l'attrait du pouvoir sur les hommes. De la même façon, c'est aujourd'hui le pouvoir économique qui semble animer les prétendants actuels. Paranoïa toujours ?

Kasturi et Narayana instaurent une différence entre présidence de la Mission (en tant qu'organisation) et représentation spirituelle de Babuji. Navneet Kumar Saxena, lui, réaffirme avec force les statuts de la Shri Ram Chandra Mission décrétés par son grand-père, à savoir une représentation spirituelle établie à Shahjahanpur en droite ligne de succession. Cela rappelle que Lalaji a préféré son fils à son neveu, que Babuji a préféré Umesh Chandra à Rajagopalachari. Lignées spirituelles héréditaires ou liens du sang dont Babuji et Rajagopalachari se sont affranchis pour parvenir à leurs fins. Alors Rajagopalachari finira-t-il par y succomber à son tour et nommer son fils PR Krishna ou son petit-fils ?

Pouvoir spirituel, pouvoirs politique et économique, tous s'emmêlent dans le Sahaj Marg comme en tout. Il n'y a que la forme de ce pouvoir qui évolue d'une capacité ou d'une compétence spirituelle vers toujours plus de séduction jusqu'au culte de la personnalité, qu'elle passe ou non par les liens du sang à l'égal d'une monarchie.

La renommée, le pouvoir et l'argent attisent les convoitises et compliquent les successions. C'est une loi de l'Histoire, peut-être même une loi de la Nature. les gourous spirituels n'en sont pas exempts. Plus le leader est grand, plus il est difficile de lui succéder. Lalaji n'était pas un géant, Babuji n'était pas un nain. Et Rajagopalachari, un autocrate totalitaire ?

L'histoire du Sahaj Marg n'est pratiquement rien d'autre qu'une histoire de leadership.

Le Sahaj Marg™, un produit spirituel standardisé

Lalaji et Hujur ont fait preuve de syncrétisme en allant puiser aux sources du soufisme et de l'hindouisme. L'enseignement qui en résulte était cohérent, novateur et non dénué d'audace en ces temps de troubles interreligieux. A l'inverse, Babuji le réhabilite sous la forme d'une méthode qui reprend seulement les dernières étapes d'un raja-yoga aux origines hindoues incontestables. Il a fait preuve d'un redoutable simplisme réducteur et d'une frilosité maladive en succombant au nationalisme ambiant. Au contact des Occidentaux, Rajagopalachari l'a encore profondément transformé.

De la pratique spirituelle décrite dans les dix commandements de Babuji, Rajagopalachari ne retient que certains aspects qui lui conviennent mieux que d'autres. Dans un glissement lent mais permanent, il donne la prépondérance aux pratiques qui renforcent la dépendance des adeptes et leur adoration pour le maître. Ainsi, il rappelle à ses disciples qu'ils doivent tenir un journal quotidien, mais il ajoute qu'ils doivent le lui envoyer régulièrement. Correspondre et rencontrer le maître sont vivement encouragés, comme les séances de méditation collective ou le souvenir constant.

Les adeptes sont de plus en plus dépendants de leur gourou et ils l'adorent. Mais le but ultime reste la fusion avec le divin. Qu'à cela ne tienne, Rajagopalachari développe alors une savante confusion entre maître et divin. L'abandon total de l'adepte devient son abandon total au maître, à la volonté exclusive du gourou. Le souvenir constant est-il celui du maître ou du divin ? la fusion de l'adepte avec le divin se transforme en adoration de son gourou, il faut lui faire plaisir à tout prix.

Non content d'avoir revisité les pratiques spirituelles et la définition même du Sahaj Marg, Rajagopalachari révise aussi son histoire, créant ainsi une légende simplifiée facile à retenir. Lalaji a inventé ex-nihilo le Sahaj Marg, son successeur Babuji l'a perfectionné et Rajagopalachari lui a succédé en tant que dernier maître vivant, tout cela en droite ligne de transmission.

Les dix commandements de Babuji sont débaptisés et deviennent de simples maximes. Le Sahaj Marga de Babuji, traduit par "voie facile" (easy way), devient le Sahaj Marg de Rajagopalachari, "voie naturelle" (natural path). La transmission de l'énergie divine par le maître vers le coeur de l'adepte est érigée en spécificité unique au monde, malgré ses origines ancestrales. On est passé du chemin facile d'accès (easy way) à un étroit passage délicat (natural path) dont l'accès est réservé à une élite.

Là où Babuji disait que la spiritualité commence quand s'arrête la religion, et que l'amour divin commence quand s'achève la spiritualité, Rajagopalachari rétorque plus caricaturalement que la religion divise alors que la spiritualité unit. Il ajoute qu'aucune connaissance n'est nécessaire et que la réflexion nuit à la méditation.

Marque déposée, le produit spirituel Sahaj Marg™ a été standardisé. Son objectif a été redéfini, son histoire réécrite et sa pratique codifiée et ritualisée. Déculturé, il ne nécessite aucun savoir ni aucune religion. Déterritorialisé, il est accessible aux Occidentaux aussi bien sinon mieux qu'aux Indiens.

De l'enseignement de Lalaji, on est passé à la méthode de Babuji pour aboutir à la méditation simplifiée à l'extrême de Rajagopalachari, à savoir une technique de yoga parmi tant d'autres. Mais il est unique, difficile et réservé à une élite, affirme-t-il.

Des adeptes hyper individualistes en quête d'un outil de développement personnel

Les mystiques hindoue et soufie ont développé l'importance pour un disciple, s'il voulait progresser spirituellement, de suivre l'enseignement de plusieurs maîtres, comme il y en avait tant auparavant dans les contrées du nord de l'Inde. Cette approche orientale de la spiritualité, faite de contemplation et de méditation, a séduit de nombreux Occidentaux qui rejetaient leurs religions traditionnelles dans une quête de sens, d'émotion et de lien social face au matérialisme de cette société déshumanisante. Mais l'Inde est à son tour entrée dans le marché mondialisé et elle intègre les valeurs occidentales à marche forcée.

Le précepteur suisse Ferdinand Wulliemier, précurseur de la psychiatrie spirituelle, décrit les adeptes occidentaux de la méditation comme des personnes psychologiquement fragiles, "border line" dans le jargon psychiatrique, souvent en pleine crise du milieu de vie. Et de fait, il s'agit très souvent de femmes seules, fragilisées dans leur vie personnelle, familiale et professionnelle. Il ajoute que les catégories socioprofessionnelles les plus représentées sont médicales ou paramédicales, et dans une moindre mesure l'enseignement ou les professions artistiques. Ces adeptes sont d'un niveau socioculturel et économique supérieur à la moyenne, toujours engagés professionnellement dans des relations humaines, souvent difficiles. Fragilisés, souvent en psychothérapie, ils sont nombrilistiquement tournés vers leurs problèmes égotistes.

Alors ces individualistes occidentaux fragilisés par la vie moderne succombent au charme de la méditation, une technique de yoga, un outil de développement personnel et de bien-être parmi tant d'autres. D'autant plus facilement qu'un gourou charismatique leur dit que ce produit spirituel unique au monde est un chemin difficile réservé à une élite. On leur offre ce qui leur manque le plus, on leur offre un but, une communauté et une Vérité. Le Sahaj Marg de Rajagopalachari constitue pour eux un refuge que les religions traditionnelles ne leur fournissent plus, un baume apaisant sur leurs blessures les plus ouvertes, face aux duretés les plus criantes infligées dans leur vie sociale et professionnelle par la société.

Non contents d'y trouver un relatif et incertain équilibre psychologique, les adeptes du Sahaj Marg se transforment à leur tour en thérapeutes prescripteurs auprès de leurs contemporains. Ils mélangent les techniques de méditation de Rajagopalachari avec les éléments les plus disparates piochés au sein du courant mystique ésotérique new age et des médecines alternatives aussi bien qu'avec les outils du développement personnel et du mieux-être. S'érigeant à leur tour psychothérapeutes - on n'est jamais mieux soigné que par les siens - ils s'emparent de la psycho généalogie, de la gestalt thérapie ou bien même du coaching.

Ces mélanges dispensés par des personnes fragiles et mal adaptées à d'autres personnes tout aussi psychologiquement déséquilibrées s'avèrent parfois détonants et particulièrement dangereux.

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Un rapport parlementaire français de 1995 a dressé une liste de sectes où figure en bonne place la Shri Ram Chandra Mission, tandis que d'autres pays ont choisi de la déclarer d'utilité publique et de l'exonérer de taxes.

Le rationalisme à la française, souvent athée ou agnostique, imagine partout des sectes. A l'inverse, les anglo-saxons, dominés par les born again évangéliques ou le new age, baptisent tout et n'importe quoi du sigle de Nouveau Mouvement Religieux. Entre ces deux conceptions radicales, l'approche orientale traditionnelle d'une spiritualité sensible et émotionelle a repris des airs de modernité. Mais l'Orient d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec les archétypes que sont Auroville ou le bouddhisme du Dalaï Lama. La globalisation, l'immédiateté et l'individualisme s'en sont emparés. Le Bollywood de Mumbai et la Silicon Valley indienne de Bangalore sont passés par là. Rajagopalachari est le pur produit de cette confrontation des valeurs traditionnelles indiennes aux valeurs occidentales.

Quand l'émotion prime, la manipulation n'est pas loin. Dans un monde en perte de repères où règne l'incertitude, la tentation de suivre une communauté, son prophète et son messianisme est forte. Le besoin de certitudes est profondément ancré en chacun de nous. C’est pourquoi il faut savoir conserver son esprit critique et son libre arbitre.

L'individu moderne parvenu à maturité, c'est celui qui est autonome et responsable, qui choisit sa voie et bâtit ses propres repères, sans certitude absolue aucune, mais avec de solides convictions.
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