A l'heure de la globalisation et de l'individualisme

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Un peu de théorie

La Shri Ram Chandra Mission suisse s'est associée à des universitaires pour publier une histoire du raja-yoga. Louable intention que de prendre de la hauteur, mais qu'en est-il de l'objectivité du résultat final dont un tome entier est consacré au Sahaj Marg ?
A mon tour, je prétends essayer de prendre du recul pour porter un regard aérien sur la religiosité et les spiritualités. D'abord en laissant s'exprimer quelques chercheurs, spécialistes de l'histoire des religions.



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Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l'islam et du fait religieux, "L'Islam mondialisé" (Seuil, 2002) - Propos recueillis par Stéphanie Le Bars - Article du Monde paru dans l'édition du 21.12.08

http://lemonde.fr/organisations-internationales/article/2008/12/20/les-religions-a-l-epreuve-de-la-mondialisation_1133474_3220.html

Les religions à l'épreuve de la mondialisation
LE MONDE 20.12.08 14h10 • Mis à jour le 21.12.08 20h39


Entretien avec Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l'islam et du fait religieux, "L'Islam mondialisé". Internet et les télévisions satellitaires ont peu à peu distendu les liens traditionnels entre les religions et leurs territoires d'origine. Le catholicisme et l'orthodoxie en souffrent. Le protestantisme et le salafisme en profitent. Quant au retour du religieux, il est à relativiser.

En dépit de leur ancrage traditionnel dans des cultures et des territoires, les religions semblent ne pas échapper aux effets de la mondialisation. Dans votre dernier ouvrage, La Sainte Ignorance, le temps de la religion sans culture (Seuil, 276 p., 19 euros), vous expliquez que la globalisation s'est emparée du religieux, provoquant ou accompagnant des mutations inédites dans ce domaine. De quelles transformations s'agit-il ?

La mondialisation a créé un marché du religieux. Aujourd'hui, les produits religieux circulent et les religions ne s'arrêtent plus aux frontières. Résultat : alors que traditionnellement les religions se sont connectées aux cultures, voire ont créé du culturel, elles se détachent de leurs territoires et de leur culture d'origine.
On pourrait penser que ce phénomène est lié aux déplacements de population, mais seuls 3 % de la population mondiale bougent. Cette mobilité des marqueurs religieux n'est donc pas une conséquence de l'immigration. Elle se produit aussi sur place, grâce à des contacts directs par Internet. De manière inédite, on a donc des conversions massives et individuelles dans toutes les religions ; une nouveauté par rapport aux conversions collectives traditionnelles, qu'elles aient été libres ou contraintes
Mais, pour qu'un produit soit accessible partout et au plus grand nombre, il faut qu'il soit standardisé. S'il est trop identifié à une culture donnée, il ne se vendra pas en dehors de cette culture. D'où le phénomène de déculturation. La connexion entre marqueur culturel et marqueur religieux devient flottante, instable. Le lien traditionnel entre une religion et une culture s'efface : un Algérien n'est plus forcément musulman, un Russe orthodoxe, un Polonais catholique. Un musulman du Maghreb peut avoir accès à une prédication évangélique protestante sans contact physique avec un pasteur au coin de sa rue. Une étude réalisée au Maroc a d'ailleurs montré que 30 % des gens qui se sont convertis au protestantisme l'ont fait grâce aux prédications d'une chaîne de télévision évangélique diffusant en arabe. Autre exemple : le marqueur islamique "hallal" (licite) se pose aujourd'hui sur des marqueurs culturels qui ne sont pas connectés à sa culture d'origine ; d'où l'apparition des hamburgers ou des sushis hallal.

Dans ce contexte, certaines religions s'en tirent-elles mieux que d'autres ?

Les religions très territorialisées n'arrivent pas à se globaliser, à s'exporter ; c'est le cas de l'orthodoxie russe, par exemple, qui est connectée à une culture, à une nation. Dans une certaine mesure, c'est aussi le cas de l'Eglise catholique, qui a eu le souci de se territorialiser (culte de saints locaux) et de s'inscrire au coeur des cultures concrètes. Les chrétiens d'Orient sont en crise car leurs Eglises reposent sur un communautarisme de type ethnique, alors qu'on a, sur ces mêmes terres musulmanes, le développement d'un protestantisme évangélique et donc l'apparition de nouveaux chrétiens d'Orient.
Dans le christianisme, ce sont toutes les formes d'évangélisme qui s'adaptent le mieux à cette nouvelle réalité ; le pentecôtisme en étant le produit le plus pur. Dans l'islam, c'est le cas du salafisme. Les protestants et les salafistes sont très à l'aise dans la déterritorialisation car le lieu de culte n'y a pas d'importance. Pour les protestants, ce qui prime, c'est "l'esprit saint" qui, par définition, souffle où il veut.
De son côté, l'Eglise catholique, qui prend la crise de plein fouet, tente de la contrer : le pape parle de plus en plus de culture et de moins en moins d'avortement. Il rappelle régulièrement que le christianisme s'est formaté dans l'hellénisme, que les racines de l'Europe sont chrétiennes... Mais il est confronté à une contradiction : comment dire à la fois que la culture européenne a perdu Dieu et qu'elle est chrétienne ? Et comment défendre au niveau universel un catholicisme associé à la culture occidentale, à l'heure où le catholicisme bascule au Sud ?
Par ailleurs, faute de territoire, la notion de communauté de foi prend une grande importance : aujourd'hui, on est dans la communauté ou on est en dehors. Il y a de moins en moins de valeurs communes entre croyants et incroyants, comme le montrent les débats sur la bioéthique. Tout l'espace de l'entre-deux disparaît : le religieux doit être explicite et l'adhésion complète. D'où le développement dans les fondamentalismes contemporains des procédures "d'excommunication".

Est-ce un "retour du religieux" ?

Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un retour ; les religions qui marchent sont des formes récentes. Dans l'islam, le salafisme vient du wahhabisme de la fin du XVIIIe siècle, dans les christianismes, l'évangélisme vient des mouvements de réveil du XVIIIe, et dans le judaïsme, hassidisme et harédisme sont issus du mouvement de revivalisme du XVIIIe. Les fondamentalismes prétendent souvent revenir aux premiers temps de la révélation, mais en fait leurs origines sont récentes ! A mon sens, on assiste à une mutation. Il s'agit davantage d'une reformulation du religieux qu'à un retour à des pratiques ancestrales délaissées pendant la parenthèse de la sécularisation.

Retour voudrait aussi dire que des gens qui ont cessé d'être croyants redeviennent croyants. C'est vrai pour les born again ; mais d'une manière générale, y a-t-il une augmentation de la pratique ?

Ce n'est pas sûr. On a sans aucun doute une visibilité, voire une plus grande exhibition, du religieux. Mais on constate aussi que plus les jeunes catholiques vont aux Journées mondiales de la jeunesse, moins ils s'inscrivent dans les séminaires. Là, on est face au déclin du religieux institutionnel. Je ne vois pas dans l'exhibition des signes religieux une force montante. Vouloir se montrer est plutôt une conséquence de l'intériorisation du fait minoritaire. Une nouvelle perception qui explique aussi en partie la multiplication des procès pour "blasphème" ou diffamation.

Déculturation, déterritorialisation : ces nouvelles réalités s'accommodent-elles du clash des civilisations ?

Elles discréditent la théorie du choc des civilisations, que l'on appelle aussi choc des cultures ou choc des religions, ce qui suppose d'ailleurs une égalité entre les trois notions. Cette théorie part de l'idée que toute culture est fondée sur une religion et que toute religion est incarnée dans une culture. Or le contexte actuel va à l'encontre de ceux qui pensent que l'on ne peut pas dissocier culture occidentale et christianisme, et que donc les autres religions ne rentrent pas dans le moule. La mondialisation est bien le moule commun.
Pour les partisans de cette théorie, le fondamentalisme serait une réaction identitaire culturelle ; le salafisme serait l'expression d'un islam dépassé par l'occidentalisation. Pour moi, c'est le contraire : les fondamentalismes sont la conséquence d'une crise de la culture et non pas l'expression d'une culture.

Justement, quels rapports les fondamentalistes, qui dans toutes les religions ont le vent en poupe, entretiennent-ils avec la culture ?

Les fondamentalismes sont ceux qui se sont débarrassés de la culture. Ils définissent le religieux comme en opposition à la culture et rejettent tout ce qui s'est passé entre les "fondements", les origines, et maintenant, c'est-à-dire la culture. Par exemple, les salafistes veulent s'en tenir aux hadiths (les "récits" du Prophète) et, à leurs yeux, la culture est au mieux inutile, au pire, elle éloigne de la religion. Une oeuvre d'art détourne de Dieu. Ignorer une culture perçue comme païenne est donc un moyen de sauver la pureté de sa foi. C'est la sainte ignorance.
C'est d'autant plus vrai que les croyants se vivent désormais comme des minoritaires environnés par une culture profane, athée, pornographique, matérialiste, qui a choisi de faux dieux : l'argent, le sexe ou l'homme lui-même. Porté à son extrême, ce refus de la culture profane se transforme en une méfiance envers le savoir religieux lui-même, et les nouveaux croyants privilégient souvent le témoignage, l'extase, l'émotion... Ainsi, d'une certaine manière, les saints ignorants contribuent à l'épuisement du religieux.
Plus largement, la déconnexion entre culturel et religieux, qui intervient dans un contexte de sécularisation, fait apparaître le religieux comme du pur religieux. C'est-à-dire que le religieux lui-même voit la culture comme profane ou païenne, notamment depuis les années 1960. Jusque-là, même s'ils ne les justifiaient pas de la même manière, croyants et non-croyants partageaient les mêmes valeurs. Désormais, la société profane va se mettre à produire des valeurs perçues comme contraires aux religions : la libération sexuelle, le refus de la différence des sexes... Le religieux va être amené à se définir comme du pur religieux : cela l'amène à dire par exemple que l'avortement ou le mariage homosexuel "c'est mal, parce que c'est contre la loi de Dieu". Le pur religieux, c'est quand la norme religieuse est découplée de la morale sociale. Régulièrement, le pape déplore que la morale profane ne soit plus habitée par l'esprit de Dieu ou la morale religieuse ; c'est pour cela qu'il définit la culture contemporaine comme une culture de mort.
Parallèlement, et cela est tout à fait nouveau, la culture profane occidentale n'a plus de savoir religieux. Les gens qui ne vont pas à l'église ne connaissent rien du religieux, alors que les anticléricaux du début du XXe siècle ne connaissaient que trop la culture catholique !
L'enjeu est de taille car, faute de comprendre les croyants, l'ignorance profane a tendance à voir dans le religieux une folie ; elle l'envisage comme un phénomène à réduire et, ce faisant, elle contribue à réduire l'espace de la démocratie.


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Frédéric Lenoir est Philosophe, sociologue et historien des religions. Chercheur associé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Depuis 2004, il dirige la rédaction du magazine Le Monde des religions, un bimestriel qui dépend du quotidien "le Monde", et qui aborde le fait religieux de manière distanciée.

http://www.fredericlenoir.com/web/content/view/72/61/lang,fr/

Vivez-vous une spiritualité ouverte ou fermée ?
Paru dans Nouvelles Clés - Propos recueillis par Marc de Smedt - Patrice Van Eersel

Nouvelles Clés : Dieu n’est pas mort, dites-vous, il se métamorphose. Le sacré prend de nouveaux visages… ou bien revêt des habits très anciens, mais dans tous les cas le résultat est, selon vous, que nous vivons actuellement “l’une des plus grandes mutations religieuses que l’homme ait jamais connues.” Une mutation qui nous mettrait en résonance avec le xvie siècle et la Renaissance, c’est-à-dire avec les débuts de la modernité, que vous prenez soin de distinguer de ses développements ultérieurs. Il y aurait eu plusieurs modernités ?

Frédéric Lenoir : Qui sont les premiers modernes ? Des gens comme Pic de la Mirandole, pour qui l’homme doit être parfaitement libre de ses actes et de ses choix, y compris de ses choix religieux – ce qui, à l’époque, est une révolution considérable –, chacun doit exercer sa raison, son esprit critique… mais cela ne le ferme pas au sacré, bien au contraire ! L’être libre, conscient de son incomplétude, est en quête de quelque chose de plus grand que lui. Il se passionne pour toutes les sciences, toutes les langues, toutes les traditions. Il relit la Bible, plonge dans la Kabbale, expérimente l’alchimie, l’astrologie et tous les langages symboliques qu’ont explorés les cultures humaines et dont il découvre, ébloui, qu’ils sont à sa disposition. Cette émergence à la liberté de conscience, ce désir de tout expérimenter s’accompagnent d’une immense soif de tolérance. Là, nous trouvons Montaigne, qui sait allier ses convictions catholiques profondes avec une acceptation des opinions les plus différentes, voire les plus opposées à la sienne.
Cette modernité première, je pense que nous sommes en train d’en retrouver l’esprit en ce moment même, mais riche de cinq siècles de folle traversée – d’où ma proposition de l’appeler “ultra-modernité” : ce n’est pas une “ post-modernité ” qui serait en rupture avec les idéaux de la Renaissance, bien au contraire : la caractéristique n°1 n’a pas changé, c’est l’autonomie du sujet, l’individu reste LA référence. En revanche, je la distingue d’une modernité seconde, qui a lentement émergé au xviie siècle, s’est affirmée au xviiie, pour devenir hégémonique au xixe siècle… Avec Descartes, en effet, on scinde le monde en deux : d’un côté la foi en Dieu, l’imaginaire, le symbolique qui deviennent des affaires privées, sans prise sur le monde physique ; de l’autre côté, la science, en pleine ascension, qui étudie une nature désenchantée, habitée par des hommes-machines doués de raison, et qui va prendre le pouvoir. Ce deuxième temps de la modernité est systématisé par les Lumières. Kant ou Voltaire sont aussi croyants que Descartes, mais leur Dieu, lointain et froid architecte de l’univers, n’a plus qu’un ascendant moral sur les hommes. Leur quête principale, guidée par la raison, entièrement accaparée par une laïcisation du décalogue (la loi kantienne) et par la recherche scientifique, n’a plus rien à faire du symbolique ou de la Kabbale. Un siècle plus tard, le scientisme règne, moteur des grands systèmes athées et aboutissement logique de la scission entre foi et raison. Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, chacun à sa façon, tirent la leçon des Lumières : si le “grand architecte” n’a plus de rapport réel avec le monde, si l’on ne peut même plus raisonner sur lui, c’est donc qu’on peut se passer de lui, il n’est plus qu’une idole ! C’est l’apothéose du mythe de la modernité. Sa caricature. L’homme ne se rend pas compte qu’il se coupe de la nature, de son corps, pour ne plus être qu’une sorte de cerveau qui, finalement, a réponse à tout et peut apporter le bonheur à l’humanité entière. L’illusion du progrès rationnel triomphe avec le marxisme et ses lendemains radieux… Là-dessus, l’humanité se prend sur la figure le siècle le plus violent de l’histoire humaine – d’Auschwitz au clonage, en passant par le Goulag et Hiroshima – et nous nous retrouvons, à l’aube du troisième millénaire, à nous interroger.
Remettre en cause les fondements de la modernité, à commencer par la liberté individuelle ? Certainement pas. Mais revenir sur la coupure entre l’humain et la nature, entre l’esprit et le corps, entre la raison et l’émotion ? Certes oui. La nouvelle modernité est donc modeste et mûre. Adulte. Tolérante. C’est-à-dire qu’elle accepte les limites du rationnel, du scientifique, de la technologie, et du coup, le sacré redevient possible. C’est d’ailleurs pourquoi j’estime que les chercheurs qui ont travaillé sur l’imaginaire, sur le mythe, sur les archétypes, etc., Carl G. Jung, Mircea Eliade, Gilbert Durand ou Edgar Morin, sont ceux qui ont le mieux compris ce qu’était l’essence de la modernité débarrassée de son propre mythe. Ils ont su nous rendre la dimension dont nous avions été amputés.

Comme si un cycle se bouclait ? C’est vrai que, depuis une trentaine d’années, nous avons souvent l’impression de vivre une Renaissance – avec ses bons et ses mauvais côtés : ouverture à toutes les explorations possibles et transdisciplinarité, métissages de cultures, mais aussi guerres de religions et mise en esclavage de peuples entiers…

Les trois vecteurs de la modernité au xvie siècle n’ont jamais été aussi présents qu’aujourd’hui : individualisme, raison critique et mondialisation. Ils sont même en régénérescence partout. Pourquoi ? Parce qu’on a quitté le mythe de la modernité triomphante. Le scientisme, qu’il soit libéral ou marxiste, s’écroule. C’était une utopie. Du coup, l’esprit critique se réveille et, au contact du réel, s’aperçoit que celui-ci est beaucoup plus complexe que ce qu’on croyait. Nous redécouvrons la distinction que faisaient les anciens de la scholastique thomiste entre la ratio et l’intellectus : la première, c’est la logique pure, mathématique, alors que le second intègre, à la façon orientale, la sensibilité, l’émotion, la contemplation. Aujourd’hui, de tous bords – de la recherche scientifique au monde de l’entreprise – nous arrive l’idée qu’il faut remplacer l’intelligence froide et corticale par une intelligence plus vivante, plus émotionnelle : les neuropsychologues disent même que nous avons plusieurs cerveaux, liés à notre ventre ou à notre cœur ! Et nous nous apercevons que l’on peut parfaitement vivre dans l’autonomie, dans la raison critique, tout en avançant dans une quête de sens enracinée dans l’expérience du corps. En tout cela, nous rejoignons la première modernité de la Renaissance.
Un Pic de la Mirandole se sentirait parfaitement à l’aise aujourd’hui !
Maintenant, parlons des nouvelles guerres de religions. La plupart des médias prennent tout à l’envers. Ils disent : « Aujourd’hui, ce qui domine dans les religions, c’est l’intégrisme, le fanatisme, la violence. » Mais non ! Ouvrons les yeux : ce qui domine, par-delà l’incendie des apparences, c’est juste l’inverse ! Partout, dans toutes les cultures, inexorablement, les gens s’approprient le religieux, chacun à sa façon. Y compris dans l’islam : du Maroc à l’Indonésie, en passant par l’Iran, les jeunes veulent pratiquer leur religion librement, parfois sans bien s’en rendre compte. C’est cela qui, au fond, dans toutes les religions, rend folle la très petite minorité des intégristes, prêts à des actes d’une violence inouïe plutôt que d’accepter l’évolution vers la liberté. Que cette dernière se dresse contre la domination culturelle de l’Occident est une autre histoire – ou contre celle des aînés : ainsi peut-il arriver que des jeunes filles revendiquent de porter le voile pour défier leurs parents, telles les deux sœurs d’Aubervilliers, dont le père est un juif athée et la mère une catholique kabyle !

Les intégristes eux-mêmes n’inventent-ils pas des formes totalement inédites, pas plus fidèles, par exemple, à l’islam originel, que les nazis ne l’étaient à la culture germanique préhistorique ?

Bien sûr, il y a reconstruction. Et ce n’est pas un hasard si les premiers “barbus” algériens sortaient plutôt de facultés de science ou d’institut de technologie que d’écoles de théologie ou de philosophie : leur “retour aux origines” est souvent autodidacte, ignorant et fantasmatique. De toute façon, sur le très long terme, ce que l’on retiendra de notre époque dans l’évolution du religieux, c’est le passage des grandes traditions culturelles dépendant de groupes, d’ethnies, de nations… à des pratiques personnelles, d’individus désireux de s’approprier le sens. Ils peuvent rester catholiques, juifs, musulmans – ce sera une appartenance culturelle. Mais ils vont vivre ce catholicisme, ce judaïsme ou cet islam chacun à sa manière. C’est une révolution colossale. Et une crise considérable pour les Églises. Les deux tiers des Européens et les trois quarts des Américains se disent croyants, mais pratiquent de moins en moins.
Or, ce mouvement semble sans retour…

Si chacun se bâtit un “kit religieux” à sa mesure, la confusion syncrétique sera totale…

D’abord, aucune religion n’a échappé au syncrétisme. Le bouddhisme est un syncrétisme. Et le christianisme, un formidable mélange de foi juive, de droit romain, de philosophie grecque ! Et l’islam donc, alliage extraordinaire de croyances arabes anciennes et d’emprunts judaïques et chrétiens ! Toutes les religions sont syncrétiques. Seulement, il y a deux types de syncrétismes. Le premier élabore une nouvelle cohérence en se confrontant aux contradictions, ou aux accélérations, que sa combinaison singulière apporte. Le second demeure dans la mollesse d’un collage non digéré. Inintelligent. Inorganique. Sans colonne vertébrale. D’où le défi redoutable de la modernité : à chaque individu de savoir organiser sa propre cohérence, et ceci dans un monde où l’“offre religieuse” devient pléthorique et où les possibilités de collages confus se multiplient.

Vous disiez qu’un Pic de la Mirandole se sentirait à l’aise aujourd’hui. Avec son éclectisme et son goût pour le merveilleux, on le retrouverait donc dans les réseaux new age – auquel vous consacrez d’ailleurs un chapitre central.

Sauf que Pic de La Mirandole et les grands humanistes de la Renaissance avaient une exigence intellectuelle que n’ont pas la plupart de ceux que l’on regroupe, souvent avec condescendance, sous le terme de “New Age” – syncrétisme, il faut dire, particulièrement mou, en particulier aux États-Unis. La confusion mentale me semble l’un des principaux défauts de ce mouvement – les deux autres étant l’égotisme (le monde ramené à mon bonheur) et le relativisme (l’idée paresseuse que toutes les croyances se valent à travers l’espace et le temps). Cela dit, je trouve l’intention du New Age très bonne : elle consiste à aller chercher dans toutes les traditions ce qui peut nous parler et nous permettre de vivre une expérience d’éveil. Mais l’expression New Age me semble avoir fait son temps. Je lui préfère “réenchantement du monde”, où je vois le meilleur de cet élan très vaste, qui joue en effet un rôle capital dans l’ultra-modernité spirituelle. De quoi s’agit-il ?
Le premier à avoir parlé du “désenchantement du monde” est Max Weber. Pour lui, le processus était fort ancien, puisqu’il le faisait démarrer avec la Bible et la propension des juifs à rationnaliser le divin. Je ne suis pas d’accord, mais une chose est sûre, c’est qu’avec la “modernité seconde” dont je parlais tout à l’heure, celle du “Grand Horloger” des philosophes des Lumières, le monde a peu à peu perdu son immense aura magique – ce qui a contribué à éteindre toutes sortes de correspondances liant les gens à la nature, au vécu, au corps. Ce désenchantement a atteint un paroxysme au xxe siècle. Jusqu’à la nausée de la société de consommation, où tout est observable, manipulable, déchiffrable, rationalisable, marchandisable… Mai 68 peut être décrypté comme un besoin de réenchantement. Mais, bien avant, c’est tout le mouvement romantique ! Dès le XVIIIe siècle en effet, certains esprits refusent le “refroidissement” de la modernité cartésienne ou kantienne.
Un Goethe, par exemple, a clairement l’intuition des dangers de la modernité scientiste. Plus tard, un Lamartine aussi. Ou un Hugo. Ceux qui chercheront le plus à réintroduire le sens du mythe, de l’imaginaire et du sacré, à réhabiliter cette partie de l’homme niée par les Lumières, sont certainement les grands romantiques allemands, de Novalis aux frères Grimm. Mais la révolution industrielle commence à peine et les romantiques – au rang desquels il faut compter les premiers écologistes américains, Thoreau, Emerson, etc. – sont relégués dans la catégorie des poètes inoffensifs. Si bien que le message philosophique dont ils sont porteurs va passer à d’autres types d’acteurs sociaux : les cercles ésotériques de la fin du xixe siècle, dont la Société théosophique est l’une des expressions les plus abouties – avec le prolongement anthroposophique de Rudolf Steiner…

Steiner, que vous n’hésitez pas à comparer à Pic de la Mirandole, encore lui…

Mais oui, c’est un personnage étonnant, dont l’éclectisme rappelle l’esprit de la Renaissance ! Et donc le New Age – le Réenchantement du Monde – ne sort pas du néant : il s’inscrit dans un courant historique précis. Un courant qui aujourd’hui rejaillit un peu partout à la surface et qu’à mon avis on ne peut bien analyser selon les grilles de la sociologie religieuse globale, mais selon celles d’une psychosociologie qui est à inventer. Je trouve en effet que les anciennes catégories – catholicisme, judaïsme, libre-pensée, athéisme… ou new age – sont trop réductrices et laissent échapper l’essentiel. Quand on analyse le vécu réel, la phénoménologie religieuse contemporaine nous montre qu’au fond il y a deux types de religiosités, qui traversent toutes les autres catégories : la première ouverte, la seconde fermée. Cette dernière regroupe tous ceux qui ont vitalement besoin de certitudes et de vérités absolues : on y retrouve les fondamentalistes, les intégristes, les orthodoxes d’absolument toutes les religions – et cela comprend bien sûr une nuée de sectes, mais aussi les athées militants. Alors que la première catégorie concerne des individus qui, tout en vivant une relation profonde au sacré, assument l’incertitude de la modernité parvenue à maturité, qui implique du doute et une quête permanente : ils ont des convictions, mais se disent qu’elles sont peut-être provisoires et que des convictions différentes peuvent être aussi légitimes – et cela comprend donc de nombreux agnostiques en recherche. Et vous remarquerez ceci : tous les gens de religiosité ouverte s’entendent bien entre eux, quelles que soient leurs traditions. Même chose d’ailleurs pour ceux de religiosité fermé – même si leur façon de “bien s’entendre entre eux” peut être de se haïr et de se faire la guerre, comme les intégristes protestants façon Bush et les intégristes musulmans façon Ben Laden.

Je suppose que vous vous situez vous-même dans la catégorie ouverte… Pourriez-vous nous dire deux mots de votre propre parcours ?

J’ai eu la chance de grandir dans un milieu familial d’un catholicisme très ouvert, non pratiquant mais en grande recherche morale. Mon père est un proche de Jacques Delors et du courant personnaliste. Je lui dois énormément. J’avais treize ans, quand il m’a offert Le Banquet de Platon. J’ai tout de suite été passionné par la philosophie. Jusqu’à dix-sept ans, les présocratiques, Épicure, les stoïciens, Aristote ont merveilleusement répondu aux questions existentielles que je me posais. J’ai alors éprouvé le besoin de me tourner vers l’Orient et ce fut de nouveau – via Arnaud Desjardins – un voyage extraordinaire, jusqu’à ma découverte de Chogyam Trungpa et des bouddhistes tibétains, et aussi des mystiques, Maharishi, Shankara, etc. Arrivé là, je me suis dit qu’il était déraisonnable de ne rien savoir de Jung. La lecture de ce dernier m’a poussé à me plonger dans l’astrologie – qui tient un formidable discours symbolique sur l’homme – et dans l’univers prodigieux des mythologies et des lois de synchronicité qui les régulent. J’avais alors dix neuf ans et j’étais passionné par toutes les religions, sauf le catholicisme. Pour moi, c’était vraiment la dernière des traditions qui pouvaient m’intéresser ! Je trouvais ça puritain, bloqué, nul, bref “catho”. Ce qui m’est arrivé alors était totalement imprévisible.
J’avais accepté l’idée de passer quelques jours dans un monastère cistercien breton, pour expérimenter l’écriture dans le silence. Un lieu superbe, où je me suis tout de suite senti très bien, parmi des religieux et des religieuses qui respiraient la santé et l’intelligence. J’ai commencé à travailler quand un malaise a soudain surgi. Un malaise grandissant, qui m’a donné une furieuse envie de partir. J’étais sur le point de le faire, quand ma conscience m’a mis au défi de trouver une explication à ce qui se passait. Mon goût du défi et un certain amour propre m’ont donc fait rester.
À quoi devais-je donc me confronter ? Une vieille Bible poussiéreuse traînait là. Je l’ai ouverte au hasard et suis tombé sur le Prologue de saint-Jean. À peine avais-je commencé à le lire que le ciel m’est tombé dessus : pleurant toutes les larmes de mon corps, j’ai senti monter en moi un amour incroyable. J’avais envie d’embrasser le monde entier ! J’avais vingt ans. Je venais de rencontrer le Christ cosmique dont parle saint-Jean. Vingt ans plus tard, je puis dire que ce qui s’est inscrit en moi ce jour-là est indélébile.

On vous connaît pourtant surtout pour vos écrits sur le bouddhisme !

C’est que mon parcours intellectuel, lui, a continué, en philosophie et en sociologie. Ma thèse sur “ le bouddhisme et l’Occident ” était une façon de mettre mes centres d’intérêt en confrontation. Sur le plan conceptuel en effet, il n’y a pas plus différent que bouddhisme et christianisme. C’était parfait. Je vais toujours vers le contraire de ce que je crois pour mettre mes convictions à l’épreuve. J’ai donc exploré deux univers étrangers l’un à l’autre, qui m’ont nourri à des niveaux différents. Mais je n’ai pas bougé dans ma conviction profonde. Je prie le Christ tous les jours.

Un Christ un peu abstrait… ?

Oh non ! le Jésus des Évangiles, dont je crois qu’il est en même temps un Christ qui dépasse toutes les religions, y compris la révélation chrétienne : le Logos qui éclaire tous les hommes et s’est incarné à un moment donné sous cette forme. C’est pourquoi je me dis chrétien. Sinon, je serais agnostique. Cela dit, je pratique aussi la méditation zen, tout simplement parce qu’elle m’aide à me déconnecter des soucis, du mental agité. Depuis vingt ans, tous les jours, je prends donc la posture et pratique une respiration… un peu indienne, en fait ! Puis je me mets en présence du Christ, j’ouvre l’Évangile, je lis un passage et enfin je prie, face à une petite icône. Pour moi, le religieux se définit fondamentalement par la pratique et l’expérience de plusieurs niveaux de réalité…

… dont le centre est là, en nous, et pourtant nous échappe toujours ?

Notre conception du “centre”, c’est-à-dire de Dieu, a considérablement évolué en quelques générations. Pour un nombre croissant de nos contemporains, le divin se conçoit désormais beaucoup plus dans une sorte d’immanence, d’intimité extrême. Et en même temps, paradoxalement, nous sommes allés chercher en Orient des catégories philosophiques comme la “vacuité” ou le “dépassement de la dualité”, qui nous ont permis de repenser le monothéisme de façon plus parlante, mais aussi plus impersonnelle. Nous y avons d’ailleurs retrouvé toute une approche de la religiosité alternative occidentale : celle de Maître Eckhart ou des mystiques néo-flamands, pour qui Dieu est avant tout ineffable et ne peut se définir que négativement, par tout ce qu’il n’est pas.
Ce qui nous ramène à cette caractéristique de l’ultramodernité : l’acceptation de l’incertitude, avec une maturité suffisante pour ne pas nous paniquer face à l’idée d’Inconnaissable.

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