Google montre la voie de la sagesse


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Google montre la voie de la sagesse

Les entreprises étasuniennes du high-tech ont un nouveau dada : la méditation de pleine conscience. Et la Silicon Valley exporte désormais en Europe sa fameuse conférence Sagesse 2.0, alliance du new age et d’Internet.

THE GUARDIAN | CAROLE CADWALLADR
21 OCTOBRE 2014

A Dublin, le siège de Google présente toutes les caractéristiques du lieu de travail moderne dans le high-tech : esthétique chic industrielle, snacks gratuits à volonté et meubles de designer de couleurs primaires qui semblent avoir été dérobés sur une aire de jeux. Cette semaine y débarquaient les forces avancées de ce qui sera peut-être le prochain gros truc, non pas un nouveau téléphone mobile ou une montre truffée de superfonctions, mais quelque chose d’encore plus radicalement à la pointe du progrès : la sagesse.
Pendant trois jours [du 16 au 18 septembre], dans un auditorium, une alliance contre nature deGooglers [employés du groupe], de moines bouddhistes, d’adeptes des nouvelles technologies, de directeurs des ressources humaines, de députés et de PDG a jonglé avec des mots comme“compassion”, “empathie”, "communion" et"conscience". La conférence Wisdom 2.0 [Sagesse 2.0] arrivait en Europe. Wisdom 2.0 est née il y a six ans en Californie, sur une côte Ouest obsédée par la technologie et le développement personnel. Depuis, elle reçoit un accueil enthousiaste dans le secteur des nouvelles technologies.
Des événements ont déjà été organisés dans les locaux de Google à Mountain View et chez Facebook. Plus de 2 000 personnes ont participé à la grande réunion qui s’est tenue à San Francisco cette année. Après avoir séduit des personnalités très en vue, comme [la fondatrice du site The Huffington Post] Arianna Huffington et Jeff Weiner, le PDG de LinkedIn, Wisdom 2.0 souhaite désormais transmettre son message à un public mondial.

Cloches de prière
Ça s’appelle peut-être une conférence mais, pour le non-initié, ça ressemble davantage à un rassemblement de croyants – la religion en moins. Le public est appelé à revenir dans la salle par des cloches de prière, des pauses “silence” sont intégrées dans le programme, et à un moment chacun doit serrer son voisin dans ses bras, puis le caresser doucement afin de “sentir la connexion”. Ce sont les nouvelles technologies – du moins, leur influence sur notre vie – qui sont au cœur de cet événement. Wisdom 2.0 a pour mission de s’attaquer au “grand défi de notre époque” : comment “vivre connectés les uns aux autres grâce à la technologie, d’une manière qui soit bénéfique à notre bien-être”. Mais on peut aussi penser que, après avoir capté notre attention, notre temps et nos comptes en banque avec leurs gadgets infinis, après avoir créé des applications pour mesurer notre pouls et évaluer notre santé physique, l’industrie des nouvelles technologies franchit l’étape suivante et s’attaque désormais à notre âme. Soren Gordhamer, le fondateur de Wisdom 2.0, explique aux participants, qui ont déboursé jusqu’à 600 euros, qu’il s’agit d’“introduire la sagesse antique dans l’époque moderne”.
Pour cela, on a recours avant tout à la pleine conscience [mindfulness], cette version séculière de la méditation qui est censée pouvoir tout faire, du ralentissement du vieillissement à l’amélioration de la vie sexuelle. Si la pleine conscience est en train de détrôner le yoga comme activité incontournable dans les grandes métropoles, elle présente aussi des résultats cliniques établis : elle réduit le stress, favorise le sommeil, améliore le bien-être physique et mental. Chris Ruane, député travailliste du Val de Clwyd [au pays de Galles], raconte qu’il a présenté cette pratique à la Chambre des communes et qu’un groupe parlementaire multipartite s’efforce maintenant de la faire connaître à un public plus large. Mais ce n’est que le début. Alfred Tolle, directeur commercial chez Google, qui anime l’événement, va plus loin. Il s’agit selon lui de créer “une conscience collective” qui, avec un peu de chance, “rendra le monde meilleur”. “Si on avait sorti ce genre de choses il y a dix ans, ajoute-t-il, les gens auraient dit : ‘Virez-moi ce hippie.’ Mais aujourd’hui ils commencent à comprendre. Même dans les réunions de direction, quand je parle de connecter les mondes intérieur et extérieur, on me regarde d’un air suspicieux mais on voit à peu près où je veux en venir.”
Alfred Tolle pratique la méditation zen depuis vingt-cinq ans et semble avoir décidé de devenir, en plus de ses attributions officielles, le directeur spirituel officieux de Google. Il a tenu à organiser cet événement parce que, dit-il, “nous devons nous reconnecter à notre âme et à nous-mêmes afin d’utiliser la technologie sagement. Je considère que c’est mon boulot de pousser Google dans cette direction.” D’après Frazer McKimm, un spécialiste des nouvelles technologies de Dublin qui étudie les interactions entre l’homme et la machine, “l’inquiétude grandit.
On a l’impression que notre relation avec la technologie est devenue quelque chose que personne, même les créateurs de cette technologie, ne peut contrôler. Même les maîtres sont dominés. Elle nous infantilise, d’une certaine manière.” De fait, il n’est pas surprenant que l’industrie des nouvelles technologies s’interroge avec autant d’enthousiasme sur le sens et le but, déclare Gordhamer. “Regardez ses fondateurs : ils ont tous connu le succès très jeunes, il est donc naturel qu’ils se demandent :‘N’y a-t-il pas autre chose dans la vie ?’
C’est précisément cette question qui a attiré les participants, venus parfois de très loin, y compris d’Australie. Katrin Bauer, 46 ans, une radiologue de Dundee, a découvert que la méditation permettait de lutter contre le stress généré par la technologie. “Je travaille sur un ordinateur toute la journée, il tombe en panne, il plante ; nos logiciels ne sont pas des plus récents. Dans un premier temps, je n’ai rien dit à mes collègues. Ces pratiques orientales sont un peu taboues dans le NHS [le service de santé public]. Mais tant de mes collègues sont en arrêt de maladie ! Des gens compétents, doués, qui souffrent tout simplement d’épuisement professionnel. Et la pleine conscience présente de réels bénéfices cliniques, c’est bien mieux que de produire des pilules à tour de bras. Il y a tellement de choses qu’on pourrait faire pour améliorer le bien-être des gens !”
De même que la pleine conscience sécularise une pratique spirituelle utilisée depuis des milliers d’années, Wisdom 2.0 reprend des concepts en général associés à la pratique religieuse en leur donnant un tour nouveau. Le premier d’entre eux est la “compassion”, le mot à la mode de la conférence. Tania Singer, une spécialiste des neurosciences de l’Institut Max-Planck [à Leipzig, en Allemagne], qui a mené l’une des plus grandes études sur les effets de la pleine conscience sur le cerveau, a fait un exposé sur la plasticité neuronale et la “formation socio-affective”. La compassion, explique-t-elle, est distincte de l’empathie. Elle peut s’enseigner. Et elle active de nouvelles zones du cerveau : elle rend le sujet plus heureux.

Connexion empathique
Kelly Palmer, responsable de la formation et du développement des talents chez LinkedIn, a intitulé sa présentation “Entretenir la connexion empathique : les enseignements des efforts de compassion chez LinkedIn”. Elle explique entre autres que “parfois la chose la plus compatissante à faire, c’est de se séparer d’un employé”.
La vision cynique de tout ça, c’est que les grandes entreprises sont en train d’essayer de créer une nouvelle génération d’employés-drones heureux. La directrice chargée de la gestion des personnes – autrement dit la directrice des ressources humaines – de Zynga [une société de jeux sociaux] est venue chercher de nouvelles idées. En effet, dit-elle, il ne suffit plus d’un décor industriel chic et d’un déjeuner gratuit : “La génération Y [née entre les années 1980 et le début des années 2000] veut plus que ça. Elle veut du sens.” Il y a aujourd’hui “une convergence du travail et de la vie personnelle. Les gens ne décrochent jamais vraiment, il faut donc qu’on prenne en compte la personne dans son ensemble. Si on peut soutenir les employés, ils restent. Tout ce qui les aide personnellement présente des bénéfices pour toute l’entreprise.”
Malgré tous ces discours sur l’entreprise, on pense parfois vraiment à Timothy Leary [écrivain et psychologue américain, qui était partisan du recours au LSD pour ses vertus thérapeutiques et spirituelles]. “C’est quoi, l’argent ? demande ainsi Alfred Tolle, de Google. Juste un tas de zéros.” Et une grande partie du public a déjà expérimenté le “Turn on, tune in, drop out” [“Viens, mets-toi dans le coup, décroche”, slogan lancé par Timothy Leary]. Parmi les participants, il y a l’ex-président d’une chaîne de télé norvégienne, Neil Seligman, un ancien avocat qui apprend désormais aux juristes des grandes sociétés de la City à être plus“conscients”, et Friedhelm Boschert, ancien PDG de Volksbank International. Lorsqu’il était à la tête de cette grande banque européenne, ce dernier faisait de la méditation zen toutes les semaines avec ses cadres dirigeants ; aujourd’hui, il l’enseigne aux autres banquiers dans le cadre de quelque chose qu’il appelle “la nouvelle banque” – la banque à l’ancienne, hiérarchisée, nous ayant apparemment mis dans le pétrin financier actuel.

Est-ce le début du retour en arrière ? Ou bien la dernière initiative des grandes entreprises américaines pour soumettre le monde à leur volonté ? “Nous ne contrôlons pas les gens à l’entrée, déclare Soren Gordhamer.Mon travail, c’est d’être là pour ceux que ça intéresse. Il faut profiter du moment présent, le seul qui existe vraiment. La vie est plus satisfaisante quand on se présente sans avoir de programme prédéfini.” 

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